L’affirmation peut sembler tautologique, mais la grande victoire du Hirak – mouvement populaire de protestation qui a débuté en Algérie en février 2019 – est d’avoir obtenu la démission du président Abdelaziz Bouteflika qui achevait son quatrième mandat présidentiel et s’apprêtait à être candidat pour un cinquième. En effet, bien que les causes du mécontentement populaire aient été nombreuses, c’est bien l’annonce de la candidature d’un président malade et invisible depuis plusieurs années qui a déclenché des manifestations dans la région de Kherata puis dans plusieurs endroits du pays, pour atteindre ensuite les grands centres urbains dont la capitale Alger.
Mais cette victoire renvoie également aux blocages structurels que le Hirak n’a pas réussi à surmonter car c’est bien une partie de l’état-major de l’armée algérienne qui, effrayée par l’ampleur de la protestation et prise de court par sa nature pacifiste, a poussé Abdelaziz Bouteflika à la démission sans céder sur les revendications de fond du mouvement. Le régime en place a ainsi imposé l’organisation d’élections présidentielles en décembre 2019, alors même que les manifestants exigeaient un véritable changement de régime, que le slogan « yatna7aw Ga3 » résumait parfaitement. Pire encore, les autorités ont opté pour une répression du Hirak et une criminalisation de certains de ses acteurs, allant jusqu’à assimiler deux organisations d’opposition le Mak et Rachad[1] au terrorisme. Aidé par l’arrêt des manifestations pendant la pandémie du Covid 19, le pouvoir en place est parvenu à freiner le mouvement puis à décourager toute reprise des protestations en renforçant son arsenal répressif ; multipliant les arrestations de militants et de journalistes et l’interdiction d’associations comme le Rassemblement Action Jeunesse (RAJ) et la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme (LADH). Le champ politique est donc désormais totalement fermé et l’atmosphère est au repli, ce qui peut donner l’impression d’un échec du mouvement.
Mais, hormis le départ de Bouteflika qui reste tout de même une victoire importante et devrait décourager toute velléité présidentielle d’accaparement du pouvoir, si l’on se place dans une temporalité plus longue, propre à la fois à l’histoire du pays et aux mouvements révolutionnaires, force est de constater que d’autres victoires ont été remportées par le mouvement dont les effets seront durables. Le Hirak a d’abord remis la chose politique au cœur des préoccupations des Algériens et des Algériennes après plusieurs années d’anomie et de désengagement des élites politiques qui peinaient -à de rares exceptions près – à contester le système Bouteflika.
Il a également permis à la diaspora algérienne de trouver des modes de participation et d’expression efficaces, soutenant ainsi le mouvement et prenant le relais lorsque la répression s’est faite plus implacable. Cette synergie retrouvée entre ce qu’on appelle l’Algérie de l’intérieur et celle de l’extérieur est un pas important franchi lors du Hirak, et le régime algérien ne s’y est pas trompé, étendant son arsenal répressif et souvent diffamatoire aux Algériens habitant à l’étranger et ayant participé au mouvement de protestation.
Ce pas s’inscrit dans ce qui constitue sans conteste la grande victoire du Hirak, à savoir une véritable réconciliation de la communauté nationale. On oublie en effet parfois les effets dévastateurs qu’a eus la guerre civile algérienne des années 1990 sur le tissu social ainsi que l’impact durable sur les citoyens et les citoyennes d’une guerre intérieure qui a traumatisé les corps et les esprits. Et ce ne sont ni la Concorde civile (1999) ni les différentes lois d’amnistie concoctées par l’ex-président Bouteflika qui ont été réparatrices. Elles n’ont fait au contraire qu’accroître les divisions et les méfiances. Les victimes et leurs familles souffrent encore en silence et n’ont pas eu droit à la parole sous peine de poursuites judiciaires. Leurs bourreaux n’ont jamais été inquiétés, n’ont jamais présenté d’excuses publiques. Marcher dans les rues et entonner des slogans en arabe, français et amazigh, côte à côte, femmes, hommes, enfants, islamistes, autonomistes, gauchistes, libéraux, n’a peut-être pas permis de surmonter totalement les traumatismes de la guerre civile, mais il est désormais certain que la peur d’eux-mêmes qui étreignait les Algériens s’est envolée. Car si le régime reste capable du pire, le mouvement populaire a réussi à imposer un nouveau mot d’ordre « silmiyya » qui renvoie certes au pacifisme mais aussi étymologiquement à la paix, préalable nécessaire de toute révolution à venir.
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[1] Créé en 2001, le MAK milite pour une autonomie vis-à-vis d’Alger comme prélude à la fondation d’un État indépendant en Kabylie. Rachad, fondé en 2007 est un mouvement d’obédience islamiste affirmant « s’appuyer sur la non-violence et les moyens pacifiques pour parvenir à des changements politiques et sociaux