Organisation et pratique des soins en santé mentale au Liban : Dilemmes et contradictions


2013-09-03    |   


Hala Kerbage

L’Organisation Mondiale de la Santé définit les déterminants sociaux de la santé comme étant les “conditions créées par l’environnement social, politique, et économique dans lesquelles évolue un individu et qui ont un impact direct sur sa santé physique et mentale” [1].  Le système de soins figure parmi les déterminants sociaux les plus influents dans une communauté donnée. Il peut permettre l’accès à des soins efficaces pour tous les individus sans discrimination, ou au contraire, maintenir la division entre les classes sociales. Dans ce dernier cas, l’inaccessibilité à des services de soins adéquats, aura un impact négatif sur la productivité et la résilience, perpétuant ainsi le cercle de la pauvreté et de l’exclusion.
Si l’on examine de près le système de soins en santé mentale au Liban, il nous parait clair qu’il maintient cette division entre classes sociales, et ceci surtout à cause de l’absence de politique nationale en santé mentale.
Le secteur public : une institutionnalisation encore possible
L, jeune homme de 30 ans est issu d’une famille vivant largement au-dessous du seuil de pauvreté dans La Bekaa. L. souffre de schizophrénie, maladie psychiatrique chronique pouvant se manifester par la présence d’hallucinations/idées délirantes, évoluant par poussées, avec un vécu douloureux et angoissant pour le patient. L n’a accès aux soins qu’à travers le Ministère de la Santé, car il ne dispose pas de couverture sociale.
Le budget alloué par le ministère pour les soins psychiatriques (qui constitue 5% du budget général de santé [2]) est destiné aux hospitalisations, qui ne sont couvertes que dans trois hôpitaux exclusivement psychiatriques [2], et à la provision de médicaments, d’ailleurs souvent en rupture de stocks. Les services ambulatoires extrahospitaliers de prévention, de suivi multidisciplinaire et d’aide à la réinsertion socioprofessionnelle sont inexistants. Pourtant, le décret législatif 72/1983 stipule l’obligation de créer ces centres de soins en santé mentale dans toutes les régions du pays [3].
Comment s’organise donc la prise en charge de L? Lors des rechutes de la maladie, il est hospitalisé pour ajustement du traitement, et entre les hospitalisations, il n’a pas accès à une structure de prise en charge ambulatoire, impliquant des intervenants multiples (psychologue, psychiatre, assistante sociale, ergothérapeute…), et visant à sa réinsertion sociale. L. passe donc ses journées dans une apathie complète à domicile et son état se détériore progressivement. Les rechutes de L. sont fréquentes, ses hospitalisations se rapprochent, jusqu’à ce que le psychiatre juge que son état s’est détérioré, avec une résistance au traitement et une propension aux actes violents. Il décide d’un commun accord avec la famille l’institutionnalisation définitive de L. dans l’hôpital psychiatrique.
L. devient donc à 30 ans un résident permanent de l’hôpital; il va parfois en congé avec sa famille, suite à la permission du psychiatre,  mais progressivement il s’isole et devient replié sur lui-même; il n’a plus de motivation, et sent qu’il ne peut plus fonctionner à l’extérieur. Il travaille tous les jours en cuisine dans l’institution, sans rémunération, mais dans le cadre de sa thérapie occupationnelle par le travail, telle que prescrite par l’équipe médicale.
Tout ce tableau évoque une analogie frappante avec le traitement psychiatrique du 19ème siècle, basé sur l’institutionnalisation des patients psychiatriques et inspiré du “traitement moral” de Pinel: les patients psychiatriques doivent être isolés de la société; leur guérison ne peut s’effectuer qu’à travers le travail et la vie en institution [4,5]. La description ultérieure du “syndrome institutionnel” qui consiste en une perte progressive du sentiment d’identité chez la personne, son assujettissement complet à l’institution et une diminution de la motivation et de l’autonomie, a contribué à la remise en cause de ce modèle et la mise en place progressive du mouvement de désinstitutionnalisation des patients psychiatriques au 20ème siècle.
De plus, tout ceci s’effectue en l’absence de législation en santé mentale, notamment l’absence d’une loi pour gérer les indications, les modalités et la durée de l’hospitalisation sous contrainte. Les dossiers médicaux des patients chroniques, institutionnalisés à vie, ne sont pas contrôlés par un organisme judiciaire indépendant qui étudie si le maintien de l’hospitalisation est justifié. Les conditions de l’hospitalisation (respect des droits des patients, travail des patients), les modalités de traitement sous contrainte (polymédication, sismothérapie, contention physique) ne subissent également aucun contrôle ou révision [3].
Nous avons choisi de décrire un exemple extrême mais réel et qui représente le vécu à des degrés différents, de beaucoup de patients atteints de schizophrénie issus de milieux socioéconomiques défavorisés. Il est néanmoins important de signaler que certains patients bénéficient de ce système; tous ne sont pas institutionnalisés, certains ont des hospitalisations courtes et un support familial et social qui compense le manque de suivi extrahospitalier. De plus, l’institution représente le seul refuge de certains patients sans logement abandonnés par leurs familles. Par ailleurs, les équipes dans les institutions s’activent afin de mettre en place des activités artistiques, manuelles, sportives, et empêcher le déclin des patients vers le syndrome institutionnel. Le but de ces initiatives reste cependant uniquement occupationnel, et ne sert pas l’objectif principal qui est d’inscrire le patient dans un projet de réinsertion sociale au long cours.
Les patients ayant une couverture de type CNSS ou par l’armée ont également accès aux hospitalisations dans ces mêmes hôpitaux/institutions ainsi qu’à certains médicaments. L’institutionnalisation est cependant moins fréquente, et les hospitalisations en général plus courtes. Cependant, l’absence de centres de soins ambulatoires de suivi et de réinsertion se fait tout autant ressentir dans l’évolution des patients.
Au-delà de la complexité et de la multiplicité des situations de chaque patient, et en sachant que le personnel soignant agit en fonction des ressources disponibles, l’idée principale est que le système de soins en santé mentale dans les services publics est sous-tendu par une logique d’institutionnalisation et une représentation de la maladie mentale comme étant incurable et non adaptée à la vie en société. L’institutionnalisation est souvent justifiée par le stade sévère de la maladie et la résistance au traitement alors qu’elle correspond parfois à la conséquence de failles dans le système de soins plutôt qu’à une réalité médicale objective. Ceci laisse le terrain propice à des abus de pouvoir éventuels vis-à-vis du patient, souvent supposés pour son bien et celui de la société, tant de la part des soignants que des familles.  Ce système ne permet également pas d’atteindre des personnes qui souffrent de conditions psychiatriques ne nécessitant pas d’hospitalisation mais qui n’en ont pas moins besoin d’aide et de suivi ambulatoire (troubles anxieux, troubles du comportement alimentaire, etc..).
Le secteur privé : une conception néolibérale des soins
Si l’on examine à présent le secteur privé de soins en santé mentale en comparaison avec le secteur public, la première différence évidente est le coût élevé des soins. Les consultations externes de psychiatrie et de psychothérapie, notamment, ne sont couvertes par aucune couverture sociale.  Comme elles impliquent souvent un suivi sur une longue durée, elles sont chères et inaccessibles à une large partie de la population. Pourtant, ce sont les conditions psychologiques/psychiatriques, ne relevant pas nécessairement d’une hospitalisation, qui sont les plus fréquentes en population générale, mais qui sont les moins ciblées par les secteurs publics.
Les hospitalisations en privé sont en général de courte durée et ont lieu dans un service de psychiatrie à l’intérieur d’un hôpital général, réduisant déjà considérablement la stigmatisation liée à “l’hôpital des fous”. Elles sont entièrement à la charge du patient, les compagnies d’assurance médicale refusant de couvrir les hospitalisations en psychiatrie.
Le secteur privé comporte en général un éventail plus large de soins, avec plus de professionnels paramédicaux, et une orientation globale vers une psychiatrie extrahospitalière, insérée dans la communauté. Cependant, sous des allures beaucoup plus modernes que celles des services publics, l’absence de cadre législatif pose les mêmes dilemmes cliniques dans les situations d’urgence et le même risque d’abus de pouvoir implicite envers les patients.
Ce système dans le secteur privé s’inspire du modèle de la psychiatrie occidentale moderne. Bien qu’elle se revendique comme étant basée sur le modèle bio-psycho-social, le principal paradigme sous-jacent est en réalité le modèle biomédical de la maladie mentale. Ce système insisterait donc surtout sur le versant biologique de la maladie mentale, aux dépens des facteurs psycho-sociaux [6]. Ceci se reflète par la création de nouvelles catégories diagnostiques, afin de proposer une solution médicamenteuse /psychothérapeutique précise à un problème conceptualisé comme exclusivement médical, alors qu’il pourrait résulter aussi d’une souffrance existentielle, d’un problème de précarité sociale ou d’un évènement de vie marquant comme un deuil. De plus, la transposition à tout prix de ces catégories diagnostiques validées initialement sur des populations caucasiennes européennes /nord-américaines, à des contextes socioculturels différents comme celui du Liban, pourrait poser problème. En effet, ceci ne permet pas d’étudier les spécificités et variabilités culturelles dans les manifestations de certains troubles, notamment les troubles anxieux et dépressifs. Le risque serait de se précipiter alors sur des diagnostics et des prises en charge valides en Occident mais non nécessairement transposables dans notre société.
Il est important cependant de noter que le modèle biomédical a sans aucun doute contribué aux progrès de la psychiatrie, aux avancées de la recherche, à la stabilisation de beaucoup de patients, notamment ceux dont les conditions relèvent avant tout d’un traitement pharmacologique. La critique de ce système concerne donc ses éventuelles dérives, à savoir le fait de cibler prioritairement le traitement pharmacologique aux dépends des interventions sociales et environnementales. A titre d’exemple, un enfant exposé à des violences répétées, témoin d’un conflit conjugal permanent, et présentant des troubles du comportement avec hyperactivité et impulsivité, bénéficierait tout autant d’une assistance sociale et d’une guidance des parents sur des modalités éducatives adaptées que d’un traitement biologique, même dans le cas où ce traitement est adapté et indiqué.
Facteurs déterminant la création d’une politique nationale en santé mentale :
Le système de soins en santé mentale au Liban oscille donc entre ces deux extrêmes représentés par le secteur privé (psychiatrie d’inspiration néolibérale) et public (psychiatrie sous-tendue par une logique d’institutionnalisation). Devant l’absence d’une politique nationale en santé mentale, et pour pallier au manque de structures ambulatoires dans les services publics et à l’inaccessibilité des services privés d’autre part, de multiples ONG se mobilisent. Elles essaient surtout de cibler les populations qui présentent un risque élevé de troubles en santé mentale (camps de réfugiés, détenus, héroïnomanes, travailleurs étrangers). Certains partis politiques mettent aussi en place des centres et structures de soins gratuits pour leurs membres affiliés. Cependant, une politique nationale en santé mentale a plus de chance d’être efficace que des initiatives privées individuelles, qui favorisent la division entre les différents groupes communautaires.
Cettepolitique nationale de santé mentale devrait surtout cibler la population générale à travers l’éducation et la sensibilisation sur les problématiques psychologiques/psychiatriques. Ceci permettrait de déstigmatiser les troubles en santé mentale et d’encourager les gens à demander de l’aide professionnelle quand ils en ressentent le besoin. De plus, les programmes d’éducation comprenant des sessions de “self-advocacy” permettraient aux patients d’être moins dépendants de l’équipe médicale, de participer activement à leur projet de soins, et surtout de connaitre leurs droits et de pouvoir repérer et refuser les dérives éventuelles provenant du système de soins.
Un des facteurs qui aura à notre avis le plus d’impact sur la création d’une politique nationale en santé mentale et son contenu, est l’ensemble des paradigmes sous-tendant la pratique de la psychiatrie au Liban. Aucune étude n’a été encore menée à ce jour sur les normes sociales à l’œuvre dans la pratique des psychiatres, notamment les croyances qui influencent leurs décisions de soins vis-à-vis du patient. Sont-ils tous d’accord par exemple sur les critères d’une hospitalisation sous contrainte, ses modalités, la décision de son maintien ? Ces décisions sont-elles uniquement guidées par des critères médicaux précis et objectifs ou existe-t-il aussi des considérations d’ordre social, et quelles sont-elles ? Une enquête ciblée sur ces pratiques aiderait à définir à quoi ressemblerait une politique nationale en santé mentale au Liban. Celle-ci reflèterait inévitablement les croyances de ses principaux acteurs et leurs attitudes vis-à-vis de la maladie mentale, permettant ainsi (ou pas) la création d’une politique favorisant l’inclusion, la réinsertion, l’autonomie et le respect des droits des patients psychiatriques.
En conclusion, la pratique de la psychiatrie au Liban s’étend de l’institutionnalisation permanente à des services privés spécialisés peu accessibles. Entre ces deux extrêmes, les soins en santé mentale au niveau national semblent clairement manquer d’organisation, de cadre législatif, de services publics extrahospitaliers de suivi et de réinsertion, et d’un manque d’investissement global autour de l’intégration des patients dans la société. Une politique nationale en santé mentale permettrait de combler ce manque à travers des programmes d’éducation et la création de centres de soins communautaires. Un autre facteur qu’il serait intéressant d’explorer est l’ensemble des paradigmes de la psychiatrie au Liban ainsi que les représentations et attitudes des professionnels eux-mêmes vis-à-vis de la maladie mentale.
Publié dans le onzième numéro du Legal Agenda

BIBLIOGRAPHIE:
[1] World Health Organization, 2013. What are Social Determinants of Health? Retrieved from:http://www.who.int/social_determinants/sdh_definition/en/index.html. Accessed [July 12, 2013].
[2] ChahineL.M, ChemaliZ. Mental health care in Lebanon: policy, plans and programs. Eastern Mediterranean Health Journal. 2009;15(6):1596-1612.
[3] Saghieh N, Saghieh R. Mental Health in the Lebanese Legislative System: A Study of Legislations and Policies and their Impact on Children and Youth 2009. (Article in Arabic). Arab Resource Collective, ARC. Retrieved from: www.mawared.org. Accessed [June 4, 2013].
[4] Goffman E. Asylums: Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates. UK, Penguin Books, 1991.
[5] Foucault M. Naissance de l’asile. In : Histoire de la folie à l’age classique. Paris, Editions Gallimard, 1972 : 576-632
[6] Double DB. Critical psychiatry: challenging the biomedical dominance of psychiatry. In: Critical Psychiatry, the limits of madness. UK, Palgrave Macmillan, 2006: 3-18

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