La politique économique continuiste du Parti de la Justice et du Développement


2018-07-16    |   

La politique économique continuiste du Parti de la Justice et du Développement

Commençons par analyser le discours économique du parti islamiste marocain (Parti de la Justice et du Développement) et la façon dont son idéologie religieuse – spécifique – en délimite les contours :

Le premier élément qui saute aux yeux est que ce parti a merveilleusement bien pris le train en marche. Il s’est accaparé presque tous les programmes de politiques publiques de ses prédécesseurs (bonne gouvernance, décentralisation, libéralisation de l’économie, encouragement de la concurrence et ouverture commerciale). On peut ajouter aussi qu’il l’a fait assez maladroitement, l’économie n’ayant jamais été son cheval de bataille. La lecture de son programme de 2011 énonce des projets de développement sans préciser de dates butoir[1]. Cela montre qu’il n’a pas de programme économique structuré.

En fait le cœur de son projet politique a d’abord surtout concerné les questions sociétales – d’encadrement des individus – et de mœurs, y compris une fois au gouvernement. Il ne propose pas – ne serait-ce que dans son discours – une alternative à l’ordre social et économique en place. Les rapports de force et les inégalités sont au contraire vidés de leur substance sociologique et réinterprétés dans un cadre idéologique et un langage supposément coranique. Effectivement, dans son discours, il n’énonce pas le terme « inégalité » mais préfère employer celui d’ « injustice », se référant à une figure du « pauvre » réifié en un symbole de charité[2]. La pauvreté pour les islamistes n’est pas réellement une affaire d’Etat mais relève de rapports interindividuels – avec la Zakat (l’aumône) – ou de rapports clientélistes. En cela le parti islamiste ne se distingue pas réellement des autres partis, sinon en ceci que leurs pratiques clientélistes sont davantage drapées de religiosité et de prétentions moralisatrices. De plus, du point de vue des islamistes, l’inégalité n’est pas systématiquement une injustice, au contraire, certaines différences et inégalités correspondent à l’ordre voulu par Dieu, et qui par conséquent est nécessairement juste.

Quant à la finance, elle est très prisée des islamistes au Maroc à condition d’avoir été traduite préalablement dans un vocabulaire islamique. L’aumône (Zakat) est en réalité le principal instrument de la redistribution des richesses. Elle ne peut d’ailleurs être considérée par les islamistes eux-mêmes comme un outil de réduction des inégalités puisqu’elle consiste dans l’islam bien plus en une purification de l’argent par un acte de charité. De plus, dans le cadre interprétatif des juristes musulmans, la levée de l’impôt lui-même est très difficilement pensable. Il faut comprendre également que si le changement social est difficilement envisageable par les islamistes marocains, c’est en partie lié à leur difficulté à penser l’impôt étatique comme légitime du point de vue du droit musulman, et donc comme instrument de redistribution et de réduction des inégalités sociales. On pourrait donc assimiler la politique économique du PJD à celle d’un « capitalisme moral », voire puritain, c’est-à-dire issu d’un esprit religieux ascétique qui s’accommode de la « bonne conscience » du profit qui caractérise la classe bourgeoise. Il ne s’agit évidemment pas de déduire les pratiques des islamistes des idées religieuses des juristes musulmans, mais de montrer l’influence d’un certain lexique, d’un certain vocabulaire, sur les contours de ce qui est tolérable ou non en matière de politique économique[3].

Voici donc les bornes idéologiques des islamistes marocains qui permettent de comprendre en partie certaines de leurs préférences politiques, et certaines de leurs appréhensions vis à vis de politiques économiques de redistribution. 

 

Désormais, tentons d’observer quels sont les faits et évaluons l’étendue de leur pouvoir, concrètement, sur l’économie au Maroc. Autrement dit, si leurs discours ne montrent aucun intérêt réel pour l’économie, qu’en est-il des possibilités concrètes qui s’offrent à eux dans ces deux pays d’influencer l’économie ? Est-ce que l’absence de projet économique structuré n’est pas la conséquence d’une carence d’offre politique en leur faveur ?

 

Mais les islamistes marocains ont-ils simplement le pouvoir de changer l’économie ?

 

D’abord, rappelons que la politique économique est très rarement de leur ressort au Maroc. Le tournant néo-libéral du Maroc a été conçu et mis en œuvre bien avant que les islamistes ne deviennent une force politique qui pèse au Maroc. Le Maroc a de plus signé des programmes d’ajustement structurel (1983) en échange d’une aide financière du FMI, ainsi que des accords de libre échange avec l’Union européenne (2000) et les Etats-Unis (2006). Ainsi, les islamistes arrivent au pouvoir au Maroc en 2011 bien après que le pays se soit engagé dans une politique d’inspiration néo-libérale (qui se marie dans les faits avec une politique de la main tendue aux plus démunis). L’économie relève au Maroc de l’exécutif, sans évoquer la situation de quasi monopole de la monarchie sur les œuvres sociales (par le biais des diverses fondations).  

Il faut séparer le plus clairement possible ce qui relève de leurs attributions et ce qui n’en relève pas. En effet, le pouvoir au Maroc est organisé de sorte que les bénéfices et les pots cassés des politiques menées ne reviennent pas toujours à la figure du bon destinataire. L'échec dans la mise en œuvre des politiques publiques sociales n’incombe pas entièrement aux partis politiques au pouvoir : la nature – la structure – du régime marocain y est pour beaucoup. Le fait qu'il soit comme l’affirme Jean-Noel Ferrié un « régime mixte »[4] fragmenté entre élus et nommés, entre monarchie et partis politiques, rend d'autant plus complexe la reddition des comptes. A. Benkirane n'a pas cessé lorsqu'il était au gouvernement de jouer sur cette ambiguïté (d'être le chef de gouvernement quand il le fallait, mais d'être aussi l'agent des directives royales quand les circonstances s’y prêtaient). D’ailleurs, lors d’un discours tenu en juillet 2017, le Roi Mohamed VI déclarait les partis politiques et l’administration responsables de la mauvaise gestion de la région d'Al-Hoceima et de l’embrasement de la contestation, et accusait les partis d’engranger les rétributions politiques et symboliques en cas de succès, et de se recroqueviller derrière le Roi en cas d’échec. L’impossibilité d’une reddition des comptes est pour ainsi dire en partie structurelle au Maroc. Comme le rappelle Younes Benmoumen dans son avant-propos à l’article de Mounia Bennani Chraibi, c’est la « faiblesse » à la fois perçue et réelle des partis politiques marocains qui a tourné le regard des manifestants du Hirak en direction de l’exécutif. « A El Hoceima, la crise n’a jamais été pour ou contre le PAM[5], elle a été sans lui » affirme Y. Benmoumen. De fait le mouvement Hirak porte la critique à un niveau institutionnel et pas uniquement social. Il définit l’exécutif comme seul véritable corps justiciable de la « reddition des comptes ». Les partis politiques ne peuvent rendre des comptes qu’à condition d’être effectivement responsables des politiques qu’ils mènent. Or ce n’est pas le cas au Maroc, puisque c’est la monarchie qui définit les « « orientations stratégiques », pourvoit par dahir aux plus hautes fonctions civiles et militaires, nomme et renvoie les ministres »[6]. On observe alors que les revendications en terme de justice sociale du mouvement Hirak s’articulent à une exigence politique : celle de mettre les dirigeants en face de leurs responsabilités.

Comme nous allons le voir maintenant, leur marge de manœuvre limitée impose aussi aux islamistes de jouer selon les mêmes règles que les autres ; parce qu’il est beaucoup plus facile pour les islamistes d’accepter une manière de gouverner néo-libérale – qui s’est largement imposée comme nous l’avons vu – que de s’y opposer.

              

Les islamistes au pouvoir : du capitalisme « moral » à la destruction des biens collectifs.

 

En réalité, le programme du PJD de 2011 révèle leur intégration dans la trajectoire étatique historique du Maroc, mêlant la libéralisation de l’économie avec l’assistance aux plus démunis, faisant jongler astucieusement la main droite de l’Etat (celle qui en l’occurrence place les individus dans une situation de précarité dans laquelle ils sont jugés responsables de leur sort) avec la main gauche de l’Etat (celle qui porte secours aux individus les plus démunis en faisant d’eux l’objet d’une responsabilité collective).

Supprimer la compensation du fuel d’un côté, programmer l’augmentation de l’allocation familiale de l’autre (qui reste aujourd’hui misérable : (200 MAD (17,65 euros) par enfant et par mois pour les trois premiers enfants, puis 36 MAD (3,18 euros) pour les trois autres enfants) ; c’est résumer le pragmatisme du gouvernement PJD.

Mais le continuisme du PJD les pousse parfois sur la voie de la surenchère néo-libérale : les islamistes du PJD n’ont pas mis en place une des revendications du mouvement du 20 février qui était la réforme de la fiscalité. Malgré un système fiscal déjà très inégalitaire, le gouvernement du PJD a continué de rétrécir « l’assiette » en préférant appliquer les recommandations que le patronat avait adressé lors des « assises fiscales » de 2013[7], plutôt que celles de la commission « équité ». La commission « équité » revendiquait notamment un meilleur équilibre entre impôts directs et indirects, un meilleur équilibre entre impôts sur le travail et impôts sur le capital, la fiscalisation de l’agriculture (exemptée d’impôt), la progressivité de l’impôt sur le revenu, et l’introduction d’un impôt sur le capital non productif (exemple : terrains non bâtis). A rebours de ces propositions, le gouvernement du PJD a préféré appliquer les recommandations du patronat, notamment en terme de baisse de la pression fiscale (CGEM)[8]. De fait le gouvernement PJD a fait baisser la pression fiscale sur trois lois de finances (annuelle) consécutives. Aucune recommandation de la commission équité n’a été retenue…

Le PJD surenchérit également dans son attitude vis à vis des diplômés chômeurs et des fonctionnaires. Lors d’une entrevue accordée au journal londonien Achark al-Awsat, le chef du gouvernement (A. Benkirane) présentait avec fierté ce qui constituait selon lui les deux plus belles réussites inscrites dans son bilan, le non paiement des jours de grève aux fonctionnaires, et le refus de l’intégration sans concours des diplômés chômeurs dans l’administration (ici justifié par le respect de la constitution).

Si début janvier le premier ministre marocain El Othmani déclarait que l’enseignement supérieur ne serait en réalité payant que pour les plus riches, il n’en demeure pas moins que l’enseignement supérieur cesse bel et bien d’être gratuit pour tous, comme l’annonce l’article 45 de la loi cadre relative à la réforme de l’éducation. Et la tâche la plus difficile de cette réforme reste à suivre : le « ciblage » – opération néo-libérale par excellence de réduction des dépenses publiques –  des populations « pauvres » qui bénéficieront de la gratuité. De plus, la loi stipule que l’université n’est qu’une première étape, avant l’élargissement de l’application des frais d’inscription au secondaire. D’après l’article 43, il s’agit pour le gouvernement de ne garantir à terme l’éducation gratuite et obligatoire que pour les enfants âgés de 4 à 15 ans[9].

 

Ainsi, on peut clairement comprendre que la nouveauté de la politique économique du PJD se limite à un effet de style ; pour le reste, le gouvernement PJD n’est pas différent des autres partis politiques dans la mesure où il ne propose pas d’alternative économique. Surtout il tourne le dos brutalement aux revendications sociales du mouvement du 20 février en poursuivant une politique farouchement néo-libérale, bien que teintée d’un interventionnisme électoraliste.

 


[1] Se référer à la partie intitulée « indicateurs économiques visés » ; annoncent un taux moyen de croissance de 7%, un taux de chômage réduit de deux points, un moyenne de pauvreté réduite de moitié, et ainsi de suite, sans préciser de dates butoir.

[2] Irene Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb, Mohamed Tozy, l’Etat d’injustice au Maghreb, Maroc et Tunisie, Recherches internationales, Karthala, 2015, page 151-204.

[3] Irene Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb, Mohamed Tozy, l’Etat d’injustice au Maghreb, Maroc et Tunisie, Recherches internationales, Karthala, 2015, page 151-204.

[5] Parti authenticité et modernité

[6] Mounia Bennani-Chraibi, « le roi est bon, la classe politique est mauvaise » un mythe à bout de souffle ? Le courrier de TAFRA, août 2017.

[8] Confédération générale des entreprises du Maroc.

[9] https://www.huffpostmaghreb.com/2018/01/04/reforme-enseignement-grat_n_18934588.html

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