La CGEM : scènes et coulisses du « dialogue social » au Maroc


2018-07-11    |   

La CGEM : scènes et coulisses du « dialogue social » au Maroc

Petite histoire de la CGEM 

Officiellement, la CGEM (Confédération générale des entreprises du Maroc) nait en 1994. Mais celle-ci a de nombreux ancêtres : la confédération générale économique marocaine (créée en 1956, à l’indépendance), et la confédération générale du patronat au Maroc (créée en 1947, sous le Protectorat). Plus en amont encore, on peut réinscrire – comme nous y invite Myriam Catusse[1] – leur parcours dans l’histoire des grands patrons européens (français en majorité), qui « revendiquaient dès le début du XXème siècle un droit de regard sur la gestion de la Résidence du Protectorat »[2], et qui s’organisaient autour de la Chambre française de commerce et d’Industrie, véritable ancêtre du patronat marocain. On a pu la comparer aussi à un conseil des ministres. Ce pouvoir rappelle celui qu’acquiert la CGEM depuis sa constitution dans les années 1990 et sa participation aux débats sur la délégation des services d’adduction et d’assainissement de l’eau et de l’électricité à la LYDEC en 1997. En 2015 son rôle politique est officiellement reconnu puisque la CGEM entre à la chambre des conseillers (8 sièges). Depuis cette date la CGEM a officiellement le monopole de la représentation des entrepreneurs marocains à la chambre des conseillers.

 

 

 

« Le modèle de développement national, en revanche, s’avère aujourd’hui inapte à satisfaire les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens, à réduire les disparités catégorielles et les écarts territoriaux et à réaliser la justice sociale ».

 

« A cet égard, nous invitons le gouvernement, le parlement et les différentes institutions ou instances concernées, chacun dans son domaine de compétence, à reconsidérer notre modèle de développement pour le mettre en phase avec les évolutions que connaît le pays ».

 

(Sa Majesté le Roi Mohamed VI, le 13 octobre 2017, extraits du discours d’ouverture de la nouvelle législature).

 

    

 

Des organisations issues de la société civile jusqu’au pouvoir exécutif lui-même en passant par le gouvernement, de nombreux acteurs continuent de défendre ce modèle de développement, plus ou moins explicitement. Ce modèle économique a été institué il y a plus de trente ans et vise à remettre les clés de la croissance nationale aux entrepreneurs marocains. De la presse (l’Economiste, La Vie éco, LesEco, Challenge etc.) à la Confédération générale des entreprises marocaines (CGEM) en passant par les associations (« l’association des femmes chefs d’entreprise au Maroc » (AFEM)), ces différents acteurs sont les fers de lance de ce modèle. Dans le circuit sinueux de la décision économique – de la mise à l’agenda politique d’une proposition à l’exécution effective de cette politique par les fonctionnaires – quelle est la place réelle qu’occupe une organisation comme le patronat marocain ? Comment l’intégration de ce syndicat des patrons au jeu politique permet de décliner la politique libérale du gouvernement marocain à l’échelle des entreprises en laissant planer le sentiment d’un dialogue social fluide ?

 

I- La CGEM : une courroie de transmission des revendications des entrepreneurs.

 

La CGEM : quelle est sa représentativité réelle des entreprises marocaines ?

Ce qui est certain c’est que le travail de représentation a été un processus long, un travail d’extension régionale et du nombre de ses cotisants, au fil duquel la CGEM est devenue « le » patronat aux yeux des autres acteurs des scènes syndicale, politique, et médiatique marocaine. Comme le soulignait déjà un journaliste dans les pages de l’Economiste en 1997[3], « le problème de fond pour la CGEM, c’est sa représentativité ». Ce « problème de la représentativité » semble traverser toute l’histoire de la CGEM. Leur site web insiste d’ailleurs sur le nombre d’entreprises adhérentes, le nombre de cotisants etc. qui figurent en tête des « dix bonnes raisons de rejoindre la CGEM ».

Longtemps les gouvernements successifs accusaient la CGEM de ne pas représenter suffisamment les PME/ TPE, et de concentrer son attention exclusivement sur les grands groupes[4]. D’après Myriam Catusse[5] cette critique s’opérait souvent sur un mode plus dénonciateur que démonstratif. Cette accusation courante incita toutefois la CGEM à moderniser son organigramme, en étendant sa présence aux régions, à s’adapter aux attentes des gouvernements. D’ailleurs dans la campagne qu’ont mené les deux candidats à la présidence de la CGEM dont l’élection a eu lieu en Mai, on a remarqué une volonté persistante – en rien nouvelle – de représenter davantage les TPE (très petites entreprises) et les PME (petites et moyennes entreprises) à l’échelle régionale et sectorielle. Car, selon l’avis de l’un de ses membres, elles représenteraient les structures les plus vulnérables de l’économie. Mais « le principal pôle d’action de la CGEM reste Casablanca »[6] puisque toutes les réunions nationales de la CGEM s’y déroulent.

 

Comment et qui représenter ?

Toutes les entreprises ont-elles le même poids à la CGEM ? La confédération patronale a-t-elle véritablement pour mission de représenter les « petits entrepreneurs » ?

Comme l’affirmait Moulay Hafid El Alami à son arrivée à la tête de la CGEM en 2006, « ça ne m’intéresse pas d’être à la tête d’une Confédération de bras cassés, de malades, de pauvres. Il faut fédérer les puissants, les opérateurs capables de faire face à la mondialisation et de protéger l’emploi ».[7] A son arrivée il parvient à intégrer dans la CGEM de grands chefs d’entreprise comme A. Akhannouch, S. Karim Lamrani, S. kettani, M. Bensalah etc,[8]. D’ailleurs cette représentation inégale dérive aussi du système de vote et de voix dégressif ; Les entreprises qui réalisent plus de 500 millions de dirhams de chiffre d'affaires ont droit à dix voix, celles dont le chiffre d’affaires se situe entre 400 et moins de 500 millions de dirhams ont droit à neuf voix, etc.  

La représentativité grandissante de la CGEM (presque 90000 membres désormais) ne permet pas, dans le contexte politique actuel, d’expliquer complètement son influence, que nous allons maintenant décrire, sur les lois de finance annuelles. Les médias et certains membres de la CGEM présentent parfois avec un enthousiasme naïf cette organisation comme un contre-pouvoir, ou presque. En réalité, la CGEM et le gouvernement respirent souvent de concert.

 

II- Une déclinaison de la politique libérale du gouvernement à l’échelle des entreprises.

 

L’incitation fiscale : un entêtement général

Quelles sont les mesures économiques défendues par la CGEM en 2017 ? On peut trouver sur leur site web le document détaillant leurs propositions pour la loi de finances de 2018. « LA CGEM propose aux pouvoirs publics un nouveau pacte économique (…) basé sur l’élimination de tous les freins fiscaux »[9]. Ils proposent non contradictoirement d’avantager les entreprises en matière fiscale (principalement par des exonérations) et parallèlement d’augmenter les recettes fiscales de l’Etat en invitant l’administration à se focaliser sur l’informel et la fraude fiscale. Cette double ambition dérive de l’identité du syndicat.  En effet la CGEM tente d’articuler son identité de syndicat des employeurs avec la promotion d’une « entreprise socialement responsable »[10]. Ici les intérêts de l’entreprise et les intérêts de l’Etat marocain se rencontreraient dans une volonté commune de créer des emplois.

La loi de finances 2018 s’inscrit dans une perspective très claire d’incitation fiscale.  Elle enregistre la mise en place de la progressivité de l’impôt sur les sociétés (censé soutenir et encourager les petites et moyennes entreprises mais qui correspond en fait comme nous l’expliquerons à une baisse générale de l’impôt), mesure revendiquée par le patronat depuis dix ans. Une mesure que défendait le patronat n’est toutefois pas passée, celle des exonérations fiscales sectorielles. Selon la CGEM, la relance de l’activité de certains secteurs et d’entreprises est freinée par le fait que  l’administration attend une trop grande contribution fiscale de leur part. D’autres secteurs, concernés par l’informel, mériteraient selon eux d’être davantage intégrés à l’assiette fiscale. La CGEM a également proposé récemment une réforme de la loi sur les délais de paiement. Selon elle, les retards de paiement (les fameux « délais de paiement ») des commandes enregistrées par l’Etat à l’égard des entreprises privées freineraient de manière conséquente le développement national. La CGEM a également déposé au début de l’année une proposition de loi en faveur d’une redéfinition du droit de grève comme « dernier recours »…[11] En somme, les « lourdeurs administratives » constitueraient le premier obstacle au développement du Maroc.

 

Qu’en est-il de cette thèse ?

Rappelons que la somme des exonérations fiscales atteint un manque à gagner de 32 milliards de Dirhams environ pour l’Etat marocain. Le chômage a-t-il pourtant chuté dans les secteurs concernés par ces exonérations ? Cela a-t-il permis la création d’entreprises et d’emplois dans ces secteurs ? Selon Najib Akesbi[12], le secteur privé représente en moyenne depuis trente ans 10% du taux d’investissement. Selon ce Professeur d’économie 69% des avantages fiscaux prennent la forme d’exonérations. Sur les 55% de ces exonérations accordées aux entreprises, 35% sont liés aux activités immobilières et au secteur agricole, alors que ce ne sont pas les secteurs les plus créatifs d’emplois, et surtout d’un emploi durable.

En outre, selon cet économiste, la progressivité de l’impôt sur les sociétés correspond en fait à une réduction de l’impôt. Sachant que la mise en place de l’impôt sur les sociétés coûtera entre 1 et 2 milliards de dirhams, celle-ci sera largement amortie par la TVA sur les carburants qui passe de 10% à 14% et qui frappe directement au porte feuille des ménages. Là encore, comme le souligne N. Akesbi, l’inégalité et l’incohérence s’accentuent entre l’imposition du travail et l’imposition du capital. Mais  la « légende néo-libérale » (J-F Bayart) n’est pas simplement un entêtement contre les faits.

En effet, bien que ce groupe joue un rôle consultatif conséquent auprès de l’organe législatif puisqu’il dispose de 8 sièges à la chambre des conseillers (deuxième chambre du parlement bicaméral) depuis l’année 2015, il ne faut pas surestimer son importance car l’utilité de cette seconde chambre – et du même coup de la CGEM – fait souvent débat[13].

 En outre, la consultation régulière de la CGEM ne suffit pas non plus à expliquer l’influence qu’elle exerce sur l’organe législatif, ni son poids sur les lois de finances annuelles successives. Après tout, d’autres instances marquées à gauche (comme l’Union marocaine des travailleurs etc.) sont également consultées.

Une des explications que nous pouvons apporter à cette aporie est que les désaccords entre le gouvernement et la CGEM sont résiduels et souvent exagérés dans la presse[14], ce qui renforce d’ailleurs l’impression et le sentiment d’un dialogue social fluide. C’est pourquoi nous avons envisagé la thèse inverse et mesuré jusqu’à quel point les activités de la CGEM étaient une déclinaison de la politique libérale du gouvernement à l’échelle des entreprises. Cela nous permet de nous déprendre d’une vision un peu trop consensuelle qui consiste à affirmer la réciprocité des relations entre la CGEM et le pouvoir politique, alors que cette interaction est en fait fortement déséquilibrée et que l’autonomie de la CGEM est largement discutable. 

Si les mesures proposées par la CGEM sont davantage audibles par le gouvernement que des mesures divergentes, c’est précisément parce que la CGEM est davantage un acteur qui décline la politique libérale du gouvernement à l’échelle des entreprises qu’un contre-pouvoir.

 

III- De l’échelle mezzo à l’échelle macro : ne pas prendre le pion pour la Reine…

 

Les « entrepreneurs » représentent la nouvelle bourgeoisie marocaine et la dernière forme du capitalisme marocain. Elle se distingue de la bourgeoisie d’Etat traditionnelle. En effet, sans pouvoir ici évaluer si cette supposée « classe » d’entrepreneurs s’objective réellement, nous savons que ses membres ont un rapport au politique et à l’Etat différent de la bourgeoisie nationale-d’Etat qui reste visible dans la haute fonction publique, les secteurs de l’armée et de la police par exemple. En effet, à l’inverse de la bourgeoisie d’Etat, la nouvelle bourgeoisie marocaine semble considérer la « bureaucratie » comme le premier obstacle à la « liberté d’entreprendre » et au redressement de l’économie nationale.

 Nous pensons que son nouveau poids politique découle plutôt d’une confluence, subtile, complexe, et parfois inextricable, des avis des experts du syndicat des patrons, des dirigeants politiques marocains, et du contexte de mondialisation des exigences néo-libérales. Le rapprochement de ces différents discours aurait de quoi nous faire trembler et pourtant certains ne s’en étonnent même plus à l’heure où l’éthique managériale s’insinue dans les pratiques de gouvernement. Ces croyances circulent bien entendu dans différentes sphères de la société marocaine et il serait naïf de concevoir une de ces sphères comme le premier émetteur de ces représentations. Loin de nous donc l’idée d’ériger la CGEM en industrie productrice et émettrice de « l’idéologie dominante » au Maroc ! Le pouvoir politique, notamment l’exécutif, n’a pas non plus bâti ce modèle, mais l’a importé et décliné sur la scène locale en encourageant la privatisation de 112 entreprises publiques en 1989 et en déployant une politique de forte incitation fiscale. Notre travail ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité, mais il ne faut surtout pas sous-estimer le poids de l’international qui a motivé et accompagné ces politiques économiques ces dernières décennies. Il serait aussi intéressant d’observer les différentes trajectoires étatiques étrangères qui ont servi de modèles aux dirigeants marocains, en dehors des recommandations et conditionnalités des bailleurs de fonds (FMI et Banque mondiale).

Comprendre cette montée en puissance des discours et récits de la nouvelle bourgeoisie marocaine nécessiterait alors de comprendre la circulation d’un savoir de gouvernement dans différentes sphères politico-économiques, et donc d’articuler en profondeur le contexte mondial d’épanouissement du discours capitaliste néo-libéral avec son corrélat qui est l’extinction progressive de la bourgeoisie traditionnelle marocaine. Autrement dit, nous soutenons que – en regard des parcours d’études de ces entrepreneurs, souvent effectués dans les universités anglo-saxonnes ou les grandes écoles de commerce françaises, en regard de leurs discours récurrents, appris le plus souvent dans ces mêmes écoles, sur la « fin de l’histoire » (ce « marche ou crève » des dominants) – cette transformation du capitalisme marocain (c’est-à-dire d’abord des capitalistes marocains…) n’est pas simplement endogène. Elle reflète des dynamiques plus globales qu’on aurait tort de sur-localiser. 

Pour conclure, nous avons montré que la persistance d’une politique économique de forte incitation fiscale – malgré les limites qui ont été soulignées – s’expliquait en partie par le fait que l’arène politique devenait désormais un espace propice et favorable à l’expression d’une certaine vision économique véhiculée depuis des décennies par les bailleurs de fonds (FMI et Banque mondiale). La métaphore théâtrale (scène et coulisses) a dicté notre réflexion sur les interactions du patronat avec le pouvoir politique. Elle permet de mettre en lumière ce jeu très truqué que constitue le « dialogue social » au Maroc. Enfin le changement d’échelles (du niveau mezzo de la confédération à l’international en passant par le gouvernement et l’exécutif) permet de redéfinir le périmètre de ce dialogue social (encore souvent présenté comme national) et de discerner l’étendue de ses coulisses.

 

 


[1] Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs ?: politique et transformations du capitalisme au Maroc, IRMC, 2008.

[2] Texte cité, emplacement 3029 (format Kindle).

[3] Texte cité, emplacement 5171 (format Kindle).

[4] F. Agoumi, la vie économique, 15 juillet 2005, «  les confidences du ministre de l’intérieur »

[5] Myriam Catusse, texte cité

[6] Myriam Catusse, Texte cité, emplacement 5155 (format Kindle)

[7] Myriam Catusse, Texte cité, emplacement 5260 (format Kindle)

[8] Myriam Catusse, texte cité, emplacement 5266 (formet Kindle)

[9] http://www.cgem.ma/fr/actualite-cgem/plf-2017–propositions-de-la-cgem-1720

[10] un membre de la CGEM

[13] http://lavieeco.com/news/politique/faut-il-supprimer-la-chambre-des-conseillers-5571.html

[14] Myriam Bensalah-Chaqroun a effectivement souvent critiqué publiquement la stratégie industrielle de Moulay Hafid Elalamy.

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