CSM : bouclier de la justice ou instrument politique ?


2018-03-23    |   


Le Liban a adopté l’idée d’un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en 1934, durant la période du mandat français. Cette initiative a été dictée par la nécessité de créer un organe public indépendant du pouvoir exécutif qui soit chargé d’une manière ou d’une autre de la désignation des magistrats et de la gestion de leurs carrières, de sorte à garantir l’indépendance de la justice.

Avant d’entamer notre réflexion sur ce conseil, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que l’examen des mécanismes de désignation des membres du CSM et des critères adoptés, suscite des craintes légitimes notamment pour ce qui est du risque de détournement du rôle que le CSM est en principe appelé à jouer. Au lieu de servir de plateforme institutionnelle qui assure aux juges les garanties suffisantes les habilitant à faire face au système politique, le CSM risque de se transformer en gardien des intérêts du système politique au sein de la Justice. Plus dangereux encore, le fait que ce détournement de rôle risque concrètement de conduire à la légitimation des ingérences politiques. Ce sont ces craintes que nous tenterons de clarifier dans cet article.

Corporatisme, hiérarchie, confessionnalisme et machisme

Qui sont les membres du Conseil supérieur de la magistrature et quels sont les mécanismes de leur désignation ?

Le CSM est composé de dix membres, répartis comme le montre le tableau :

Nombre

Mécanisme de désignation

Postes

Durée du mandat

3

Nommés d’office (par décret émis par le Conseil des ministres sur proposition du ministre de la Justice).

– Le premier président de la Cour de cassation : président ;

– Le procureur général près la Cour de cassation.

– Le président de l’Inspection judiciaire.

Pour l’entière durée de leur mandat qui est illimité.

5

Désignés par décret sur proposition du ministre de la Justice.

Un président d’une chambre de la Cour de cassation.
Deux présidents de chambres des Cours d’appel.
Un président de chambres des tribunaux de première instance.
Un juge choisi parmi les présidents de Cours ou les présidents des unités au sein du ministère de la Justice.

Trois ans non renouvelables.

2

Élus par les membres de la Cour de cassation.

Deux présidents de chambres de la Cour de cassation

Trois ans non renouvelables.

Alors que le tableau fait état des critères exigés par la loi pour la désignation de ses membres, les pratiques et coutumes ont engendré des critères supplémentaires que nous tenterons d’exposer et d’analyser plus loin. Mais avant de nous y atteler, il convient de noter que le CSM représente au Liban, à la lumière des critères de sa composition, un prolongement du système socio-politique dont il ne se distingue aucunement. Et c’est ce qui résulte des critères suivants :

Un Conseil composé exclusivement de juges

D’abord, tous les membres du CSM sont des juges. Cet état de fait risque de renforcer le corporatisme au sein de la justice et, avec lui, la tendance à l’isolement des juges qui prévaut traditionnellement dans ce milieu. Cette situation peut porter préjudice à l’organisation judiciaire, à l’évaluation et la mise en œuvre de la responsabilité des magistrats.

En outre, cette réalité va à l’encontre des normes internationales qui exigent « une composition vraiment plurielle (…), législateurs, avocats, universitaires et autres parties intéressées étant représentées de manière équilibrée ».

Un Conseil composé exclusivement de présidents ou de juges haut placés

Par ailleurs, la plupart des membres du CSM sont des juges haut placés. En effet, sur dix membres, six occupent les plus hautes fonctions judiciaires. D’un côté, les membres d’office occupent les trois plus hautes fonctions. À ceux-là, il faut ajouter deux présidents de chambres à la Cour d’appel et un président d’unité au sein du ministère de la Justice qui occupent également des postes au haut de la pyramide judiciaire.

Alors que les tribunaux de première instance – où plus de 40 % des juges exercent leurs activités – sont représentés par un seul juge, ce dernier est également désigné entre les présidents de chambres de première instance.

Par conséquent, deux enseignements peuvent être tirés :

En premier lieu, l’accès au CSM est exclusivement réservé aux présidents (de chambres des différents degrés de juridiction et des unités au sein du ministère de la Justice). Ceci renforce la hiérarchie au sein de l’organisation judiciaire et aboutit à marginaliser les conseillers et membres des chambres, y compris ceux de la Cour de cassation et des Cours d’appel.

En second lieu, les postes du CSM sont répartis de manière disproportionnée entre les différents degrés de juridiction, de sorte à marginaliser clairement les catégories plus jeunes qui occupent le plus souvent des postes au sein des tribunaux de première instance.

Ce qui accentue le caractère hiérarchique de cette structure est la différence de la durée des mandats pour les différents membres du CSM. Alors que le mandat des juges désignés d’office dure tant que ces derniers occupent leurs fonctions judiciaires – sachant que la durée du mandat pour ces postes n’est pas limitée dans la loi – le mandat des autres membres (désignés ou élus) est de trois ans. Cette inégalité confère en pratique aux juges désignés d’office plus d’influence dans la prise de décision et réduit par là même les garanties issues de la nature collégiale du CSM, affaiblissant par conséquent son rôle de garant de l’indépendance de la justice.

Un Conseil composé presque exclusivement d’hommes

Il a fallu attendre 2006 pour qu’une femme accède au Conseil pour la première fois. Le Conseil dans sa formation actuelle comporte une seule femme, désignée suite à la vacance d’un poste.

Cette réalité témoigne d’une grande tolérance à la discrimination contre les femmes lorsqu’il s’agit d’occuper des postes élevés au sein de la justice et porte atteinte également au principe d’égalité. Alors qu’il était possible de justifier cette disparité par le passé, du fait qu’un très faible taux de femmes jouissait d’un grade élevé (octroyé par une ancienneté suffisante), ceci ne peut plus être motivé aujourd’hui, à la lumière de l’accroissement régulier du nombre de femmes au sein de la justice depuis 1990.

La loi du « 6/6bis »

Bien que le texte de loi ne comprenne aucune indication relative à l’appartenance confessionnelle des membres du Conseil, leur répartition confessionnelle se fait, selon les coutumes, dans le respect de la parité entre chrétiens et musulmans et en réservant des quotes-parts à chacune des principales communautés religieuses. Ainsi, les membres du CSM se répartissent comme tel : trois maronites dont le président du CSM, un orthodoxe, un catholique, deux sunnites, deux chiites et un druze. Cette coutume est également prise en compte lors de l’élection des deux membres parmi les présidents de chambres de la Cour de cassation comme exposé ci-dessous. S’ajoute à cela le fait que les élections ont lieu avant la désignation des cinq membres par le Conseil des ministres, de façon à permettre à ce dernier de se prononcer à la lumière des résultats des élections et de manière à garantir l’équilibre confessionnel.

L’attachement ferme à cette équation confessionnelle pave la voie à l’instauration de deux pratiques dangereuses : d’abord, l’accroissement de la confessionnalisation des responsabilités et des postes judiciaires par la création de coutumes en vertu desquelles la désignation des magistrats aux postes réservés à une certaine communauté est confiée aux membres appartenant à cette même communauté. Ensuite, ce qui est encore plus dangereux, la politisation des membres du CSM eux-mêmes, suite à la soumission de leur désignation au jeu de marchandage et de répartition des quotes-parts entre les forces politiques dominantes.

« Au sein du Conseil de la magistrature, chaque juge a une autorité politique de référence. Le responsable politique sunnite a son mot à dire concernant la nomination des magistrats sunnites, il en va de même pour les chiites, etc. »

(Propos d’un ancien procureur général près la Cour de cassation lors d’un entretien accordé à la Legal Agenda)

« Le Conseil de la magistrature ne suit pas des procédures précises quant aux nominations et permutations des magistrats. Chaque magistrat du Conseil a des priorités différentes ». Comprendre : les magistrats sunnites s’intéressent aux sunnites et les maronites aux maronites. « Cette logique s’applique également au niveau de la décision relative à la répartition des activités au sein de chaque tribunal ».

(Propos d’un responsable au sein du gouvernement lors d’un entretien accordé à la Legal Agenda)

Mécanisme de désignation des membres du CSM

Comment s’opèrent la sélection définitive des membres du CSM ? Sont-ils désignés par les forces politiques, ou sont-ils élus, pour la majorité d’entre eux du moins, par les juges tel que l’exige l’accord de Taëf, conformément aux standards internationaux relatifs à l’indépendance de la justice?

Cette question s’est posée avec acuité notamment dans les milieux qui se sont attelés à la réforme judiciaire durant les années 90. En effet, la totalité des membres du CSM était désignée à cette époque par le pouvoir exécutif. Suite à un grand débat et de nombreuses propositions de réforme, le système politique a introduit en 2001 (soit 12 ans après l’accord de Taëf) la règle de l’élection des membres du CSM qui a été confinée à deux membres seulement choisis exclusivement parmi les présidents de chambre de la Cour de cassation et à la faveur d’un vote effectué par les seuls membres de cette Cour. En revanche, suite à cet amendement, la classe politique représentée par le pouvoir exécutif s’est réservé le pouvoir de désigner la majorité écrasante des membres du CSM, soit 8 sur 10 membres. Ce qui incite en outre à critiquer ces deux mécanismes de désignation est la manière dont ils sont mis en pratique.

La désignation selon le partage des quotes-parts

Le caractère problématique de la désignation des membres du CSM ne s’arrête pas à la marge octroyée au pouvoir exécutif pour contrôler le CSM et ses conséquences sur l’indépendance de la justice. En effet, cette désignation se déroule à l’instar de toutes les autres, sur la base d’un partage des quotes-parts entre les leaders les plus puissants au sein de leurs communautés religieuses respectives.

Cela signifie concrètement que la désignation d’un membre du CSM ne relève pas simplement du gouvernement, mais dans une certaine mesure du leader le plus puissant au sein de la communauté religieuse à laquelle il appartient. Une procédure qui risque de transformer le juge concerné en un « représentant » du leader concerné et de ses intérêts au sein du CSM. C’est ce qui a été mis en exergue et de manière quelque peu caricaturale durant la période de conflit politique qui a entouré, en 2005, la désignation des membres du Conseil. Ce dernier s’est trouvé entièrement neutralisé en raison de la vacance de la majorité de ses sièges pendant presque une année entière (de 2005 à 2006). Il s’est avéré, suite à ce conflit, que la classe politique considérait la répartition confessionnelle des membres du CSM comme un moyen acquis lui permettant de désigner des personnes susceptibles de la représenter au sein de cette instance, ou du moins de tenir compte de ses intérêts préalablement à toute décision que prendrait le CSM.

Le Conseil deviendrait de ce fait un levier du système politique au sein de la justice, plus qu’une instance offrant aux juges les garanties nécessaires pour faire face à ce même système.

Souvent, les rivalités politiques entourant la désignation de ses membres bloquent l’activité du CSM et avec elle, toute l’activité du service public de la justice. Ceci s’est notamment produit lorsque la vacance au niveau de la plupart des sièges du Conseil a entravé les nominations et permutations judiciaires entre 2005 et 2009. Par conséquent, le nombre de juges issus de l’Institut d’études judiciaires non affectés à des postes judiciaires avait atteint 104, sachant qu’un groupe d’entre eux a attendu plus de quatre ans avant d’être affecté à un poste.

Le mode de désignation des membres du CSM est, à n’en point douter, en pure contradiction avec les normes internationales relatives à l’indépendance de la justice qui exigent la création d’un « organe indépendant, qui comprend une représentation judiciaire substantielle », chargé de « la sélection des juges », ainsi que de « l’administration de la justice et des actions disciplinaires ». Ceci va également à l’encontre de la fonction du Conseil, supposé être garant de l’indépendance de la justice et du renforcement du principe de séparation des pouvoirs.

Élection ou désignation d’office ?

Alors que l’introduction de la règle de l’élection de deux membres du CSM a été présentée comme une réforme allant dans le sens de l’accord de Taëf, la réduction du nombre de sièges concernés à 2 sur 10 sièges au total rend en pratique la capacité des membres élus à influencer les décisions du CSM ou son quorum très limitée.

Ce qui est également critiquable, ce sont les modalités de cette élection pour ce qui est de la limitation du droit de vote, ainsi que des règles d’éligibilité qui, associées à certaines coutumes, aboutissent à réduire encore plus le caractère représentatif de cette élection. Tous ces critères combinés rendent l’élection plus proche d’une désignation d’office.

En effet, d’une part, l’éligibilité se limite aux présidents de chambres de la Cour de cassation, sachant qu’ils ne sont que dix en tout. D’autre part, la coutume relative à la répartition confessionnelle des membres du Conseil réduit davantage leur nombre. D’abord, l’éligibilité se limite aux seuls présidents de chambres non sunnites, puisque les postes réservés aux sunnites sont déjà occupés par deux membres d’office (le procureur général près la Cour de cassation et le président de l’Inspection judicaire comme mentionné plus haut). Ensuite, les conditions d’éligibilité deviennent encore plus restrictives dès lors que l’élection intervient pour remplir une vacance de poste durant le mandat du CSM, le candidat briguant le poste vacant étant supposé être de la même confession religieuse que le membre sortant.

Nous pouvons donc affirmer que la proportion de magistrats jouissant du droit de présenter leurs candidatures pour un siège au Conseil ne dépasse pas 1,5 % de la totalité des juges au mieux, et peut même être réduite à une seule personne dans certains cas.

D’autre part, le droit de vote est limité aux membres de la Cour de cassation. En sont exclus les magistrats des Cours d’appel, des tribunaux de première instance, du ministère public, et les juges d’instruction. Par conséquent, le corps électoral n’est composé que de 9 % de la totalité des juges actifs.

La faiblesse de cette représentativité est en nette contradiction avec les normes internationales qui exigent que la majorité des membres du CSM soit élue par leurs « pairs suivant des modalités garantissant la représentation la plus large des juges ».

Pour la version Arabe: http://bit.ly/2G0gKRo

Publié dans l’édition spéciale de la Legal Agenda

Justice – Liban: sur les ruines de l’indépendance

http://bit.ly/2GvSRly

Rapport du rapporteur spécial des Nations Unies sur l’indépendance des juges et des avocats, UN doc. A/HRC/11/41 (2009), para. 28, et Rapport du rapporteur spécial des Nations Unies sur l’indépendance des juges et des avocats, UN doc. A/HRC/26/32 (2014), para. 126.

Date de l’amendement du décret-loi no 150/1983 relatif à l’organisation judiciaire.

Articles 9 et 11 de la Charte universelle du juge.

C’est ce qui se produit notamment lorsque le membre sortant est d’une communauté religieuse à laquelle n’appartient qu’un seul des présidents de chambres de la Cour de cassation (c’est le cas des communautés druze et catholique par exemple), ou qu’une seule personne en dehors de celles déjà membres du CSM, ou qui l’ont été durant le mandat précédent (puisque ces dernières ne sont pas éligibles).

Cf. articles 9 et 11 de la Charte universelle du juge, Charte européenne sur le statut du juge (§ 1.3), Recommandation CM/Rec (2010) 12 du Comité des ministres aux États membres du Conseil de l’Europe (§ 27), Avis no 10 (2007) du Comité consultatif des juges européens sur “Le Conseil de la justice au service de la société”.

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